La direction actuelle de la société France Télécom, devenue Orange en 2013, par sagesse sans doute, a décidé de ne pas faire appel. Les prévenus personnes physiques ont choisi l’inverse. Il est vraisemblable qu’à la suite de l’arrêt qui sera rendu dans douze à dix-huit mois par la cour d’appel de Paris, surviendra une saisine de la Cour de cassation par les prévenus ou les parties civiles, afin de «dire et fixer» le droit.
Mais d’ores et déjà, le législateur est interpellé par ce jugement empreint d’un fort esprit pédagogique. Apparaît pour lui la nécessité de compléter d’une main assurée le délit de harcèlement moral au travail y compris institutionnel, et d’en préciser les peines. Sachant que 50% des crises suicidaires en milieu professionnel sont consécutives à un syndrome d’épuisement professionnel ou à un harcèlement moral, que faire face à ces violences managériales, à ces drames humains, à ce coût du stress au travail qui représente plus de 3 milliards d’euros par an pour la collectivité. Force est de constater que les sanctions prévues en la matière par le code pénal restent profondément inadaptées. En l’état de la législation, les peines encourues par les auteurs du délit de harcèlement moral ne permettent pas la prévention de la récidive.
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Quelques éléments rendent la décision du tribunal correctionnel de Paris «extraordinaire» à tout point de vue. Les faits portaient sur la mise en place des plans de restructuration de la société Orange (plans Next & ACT) visant à réduire la masse salariale de 22 000 personnes en poussant les agents fonctionnaires à quitter l’entreprise, faute de pouvoir les licencier. Pour y parvenir, la direction d’alors a mis en place des techniques de management déstabilisantes avec changements permanents obligatoires et mobilité forcée de ces agents statutaires. Ce système est allé jusqu’à mettre en place des primes versées aux cadres en fonction du nombre de départs constatés dans leur service. Ainsi est-il apparu au sein de cette grande entreprise française une stratégie managériale globalisée visant en elle-même à générer pour les personnels une situation «anormale» de stress chronique au travail. Un grand nombre d’agents n’ont pas supporté cette oppression et ces persécutions qui ont conduit certains à la dépression et au suicide. La direction de l’époque ira jusqu’à enjoindre à ses collaborateurs de «mettre un point d’arrêt à cette mode du suicide».
Dix ans plus tard, après une longue instruction judiciaire, de nombreux recours et une audience conduite avec clairvoyance, ce jugement tant attendu notamment par les victimes, leurs familles et les organisations syndicales, a été rendu. Il devait répondre à plusieurs points en se fondant sur l’article 222-33-2 du code pénal qui définit le harcèlement moral comme «le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel».
La démonstration de ces agissements répétés et de leurs conséquences sur l’équilibre psychique des salariés est complexe. Elle s’inscrit dans une forme de proximité entre le harceleur et le harcelé, d’autant plus qu’en droit pénal à l’inverse du droit social, le harceleur doit agir avec intention. Les dirigeants de l’époque ont tenté de contester la commission de l’infraction au motif qu’ils ne connaissaient pas les victimes. En réalité, ils les connaissaient toutes, car c’était la communauté des salariés qu’ils visaient. Une politique managériale peut-elle en soi constituer un harcèlement moral systémique ? Dans cette affaire, les juges pénaux ont répondu positivement. L’entreprise, via son pool de dirigeants, avait mis en place une politique globale visant à déstabiliser les salariés et les agents, créant par là même un climat professionnel anxiogène. Les juges ont estimé que cela constituait un usage détourné des méthodes de management que la direction ne pouvait ignorer.
Le tribunal a donc retenu une responsabilité totale de l’entreprise et de ses dirigeants et il a pris soin de le justifier sur plus d’une centaine de pages ce qui est totalement inhabituel. De même il en a consacré autant pour démontrer que ce harcèlement systémique était bien la cause des suicides constatés à l’époque au sein de France Télécom. Ce jugement pédagogique requiert de la part du législateur de parfaire la définition du délit de harcèlement moral au travail, y compris institutionnel ou managérial, afin d’envisager les circonstances aggravantes de la réunion, voire de la bande organisée, concept connu du droit pénal quand un «dessein» mène à un résultat tendant inexorablement vers la commission du délit.
Enfin, la justice pénale, dans son rôle préventif, n’a de sens que si elle autorise le ministère public, par des mécanismes alternatifs aux poursuites, à proposer des conventions judiciaires d’intérêts publics, comme en ce qui concerne la corruption. Il pourrait ainsi être prévu de soumettre les auteurs de l’infraction à des obligations complémentaires dans le cadre d’un sursis de mise à l’épreuve. Par exemple, pour les dirigeants les plus égarés, des interdictions de diriger des équipes ou encore, pour les entreprises défaillantes, des restrictions pour l’accès aux marchés publics.
C’est pourquoi, nous signataires, appelons de nos vœux et interpellons par la présente le gouvernement et le législateur, afin qu’ils renforcent les sanctions encourues et proposent des peines complémentaires pour le délit de harcèlement moral au travail tant dans l’intérêt des salariés que des entreprises pour que l’humain, la santé des femmes et des hommes et leurs conditions de travail restent au cœur des décisions des dirigeants.
Signataires : Jean-Claude Delgenes président Technologia, Yves Monerris avocat pénaliste, Patrice Adam professeur agrégé es droit privé et sciences criminelles Université de Loraine, Chantal Wagenaar magistrat honoraire, Daniel Pical magistrat honoraire, Marc Juston magistrat honoraire, Françoise Maréchal-Thieullent avocate-médiateure à la Cour, David Cluzeau délégué général du Conseil national des employeurs d’avenir, Jean-Louis Osvath président Association L611-10 d’inspecteurs du travail, Michel Debout professeur émérite de médecine légale et de droit de la santé, Vincent de Gaulejac professeur émérite en sociologie clinique Université de Paris, Jean-François Amadieu professeur management Université Paris 1 Sorbonne, Marcel Lourel professeur de Psychologie Santé et travail Université de Lille, Sylvie Mas médecin, Christian Sanchez conseiller social, Veronique Haché ingénieure fonctionnaire d’état, Vincent Cespedes philosophe, Gérard Sebaoun médecin du travail, Michele Sully DRH, Prune Zammarchi étudiante en philosophie politique Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
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