Harcèlement organisé. Quelles leçons tirer du cas France Télécom ? Par Yvan Barel et Sandrine Frémeaux
Le verdict est tombé le 20 décembre 2019 : 75 000 euros d’amende pour l’entreprise, 15 000 euros d’amende et 1 an de prison dont 8 mois avec sursis pour chacun des trois dirigeants qui ont choisi de faire appel.
L’affaire est exceptionnelle : il ne s’agit pas d’un acte isolé. Le cas de France Télécom illustre un harcèlement de grande ampleur (110 000 salariés en activité, 35 suicides en 2008 et 2009), orchestré par le top management.
Des cadres complices d’un système pervers
Pour désendetter France Télécom, les dirigeants ont décrété en 2006 que 22 000 personnes devaient quitter l’entreprise. Décision brutale, pensée de façon comptable et sans aucune annonce des postes concernés.
Or, une restructuration s’anticipe, d’autant que la situation est complexe dans cette entreprise essentiellement composée d’agents publics.
Deux leviers sont utilisés par l’équipe dirigeante pour conditionner les cadres mis en position de fidèles exécutants. D’une part, l’école de « management » de Cachan, spécialement créée en 2005, leur apprend à mettre la pression sur leurs équipes : placardisation, mutations forcées, objectifs inatteignables, etc.
D’autre part, des primes individuelles sont fixées en fonction du nombre de subordonnés que chaque cadre réussit à faire partir.
Dans une organisation où on fait d’un acte moralement répréhensible un acte de bravoure, les cadres peuvent se retrouver complices d’une organisation perverse, acceptant une rationalisation par l’économique et ignorant la souffrance des autres.
« Harcèlement moral institutionnel »
La décision adoptée par le tribunal correctionnel consacre publiquement la notion de harcèlement moral institutionnel, harcèlement prenant une forme collective et trouvant sa source dans les techniques de management.
Déjà la Cour de cassation avait reconnu en 2010 que le harcèlement managérial pouvait avoir pour origine des objectifs intensifs et des conditions de travail psychiquement éprouvantes caractérisées par des insultes et des dénigrements ayant entraîné un état de stress majeur nécessitant un traitement et un suivi médical.
Depuis une décision du 8 mars 2017 de la Cour de Cassation, les DRH ont également une obligation de moyens renforcés de lutter contre le harcèlement.
Le procès France Télécom n’est pas le procès du passé, il porte sur des techniques de management encore en vigueur, encouragées par le néolibéralisme et la concurrence mondiale. Nombreux sont les leaders qui, à un degré moindre, fixent des objectifs excessivement élevés, diminuent les ressources, rationalisent le travail et invitent les salariés mécontents à aller voir ailleurs.
Le phénomène est particulièrement notable dans les entreprises proches du modèle low cost qui ont pour principale perspective de compresser les coûts.
La rationalisation est également à l’œuvre dans des entreprises mettant en place des démarches qualité excessivement normatives et formalistes, assimilables à de nouveaux outils de contrôle des salariés.
Question managériale ou sociétale ?
Dans nombre d’entreprises, la montée des discours sur l’autonomie s’accompagne d’un développement des processus.
Celui-ci peut donner lieu à la fixation d’objectifs inatteignables, à des indicateurs quantitatifs de performance mesurant de manière insatisfaisante le travail réel ou encore à des obligations chronophages et inutiles de reporting. Mais il n’en est pas moins présenté comme neutre, objectif et nécessaire. Ce qui permet à certains leaders de s’innocenter, alors que les conséquences sur la santé des salariés peuvent être dramatiques.
Et pourtant, les leaders ont le choix entre la pression exercée par des règles processuelles et sans visage, et l’exercice d’une autorité soucieuse du bien commun. Plus qu’une question managériale, c’est une question sociétale que soulève l’affaire France Télécom.
La méconnaissance du travail réel ainsi que le déni des consciences professionnelles, des compétences et du sens recherché au travail sont de plus en plus dénoncés dans les enquêtes d’opinions réalisées auprès des salariés.
Certes, la souffrance au travail se traduit rarement par des suicides mais d’autres pathologies sont devenues fréquentes. Or ces conséquences délétères sur la santé au travail restent essentiellement prises en charge par la société dans sa globalité.
En dénonçant le harcèlement moral institutionnel, la décision du tribunal correctionnel donne l’occasion de tirer le signal d’alarme.
Nul doute que les différentes parties prenantes, internes ou externes, se tourneront plus facilement vers la justice pour dénoncer des phénomènes toxiques organisés ou favorisés par les équipes dirigeantes.
Vers un changement de paradigme
Tous les leaders parviendront-ils à renoncer à la scientifisation du travail, afin de considérer les possibilités d’épanouissement de chacun au sein des organisations ? On peut le penser pour, au moins, trois raisons.
D’abord, la poursuite d’objectifs exclusivement financiers sans prise en compte des ressources humaines et des exigences réelles des métiers est non seulement source de souffrance au travail mais aussi, dans une approche complexe de la performance, facteur d’inefficacité.
Ensuite, les dirigeants ont toujours eu pour préoccupation de gérer les risques. Aujourd’hui, le risque juridique et de réputation lié à un procès pour harcèlement moral institutionnel devient une réalité incontournable.
Enfin, les règles légales, en particulier celles contenues dans la loi Pacte de 2019, incitent les dirigeants à rechercher la raison d’être de leur organisation, et à s’interroger sur leur impact économique, social, sociétal et environnemental, dépassant ainsi les exigences financières court-termistes.
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